A l’est

 

Jochen Gerner & Yuichi Yokoyama

16 juin 2018 – 28 juillet 2018

 

De retour à la galerie Anne Barrault, après avoir découvert le merveilleux travail de Tere Recarens, je n’ai pu m’empêcher de revenir au sein de cet espace lorsque j’ai vu écrit sur la devanture de la galerie, les noms de Jochen Gerner et Yuichi Yokoyama. Deux artistes aux univers atypiques qui oscillent entre le dessin et sa figuration, et le dessin et son abstraction, deux oppositions qui mènent à une réflexion très différentes pour chacun.

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Yuichi Yokoyama, peinture acrylique, 2018

Yuichi Yokoyama choisit pour médium le papier et l’encre de chine. Jochen Gerner dira à son propos : « son travail reste pour moi une des plus belles découvertes de ces dernières années. Son œuvre est extrêmement singulière, et expérimentale. Ses récits sont à la fois contemplatifs et mouvementés, muets et sonores. Les paysages, les éléments et les personnages ne renvoient à rien de connu : tout paraît se confondre et se mêler dans une même écriture graphique, à la frontière du figuratif et de l’abstrait. Chaque récit semble s’ouvrir sur un autre territoire, qui serait l’espace mental de Yokoyama. Son trait, sa gamme de couleurs sont si singuliers qu’ils se reconnaissent sur un détail de quelques millimètres carrés (trait) ou à une distance de plusieurs mètres (couleurs)[1] ». L’objet de représentation devient, pour Yuichi Yokoyama, tangible par le dessin, palpable par sa transposition dans la matière. Ainsi la ligne graphique, l’encre de chine sur le papier rendent réel son rêve. Pour rendre réel son imaginaire, il n’est pas nécessaire d’être dans l’hyper réalisant, la ligne pouvant être pure est simple[2], elle devient une sorte d’allégorie c’est-à-dire « une image-rébus, un hiéroglyphe ou un sens verbal ou visuel qui glisse sous l’autre[3] ».

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Yuichi Yokoyama, série de dessins préparatoires

Son dessin est en soi un signe, il a pour lui la ligne de la géométrie, la ligne de l’écriture, la ligne graphique comme une signification purement visuelle, tout en pouvant être une signification métaphysique. La ligne du signe est, elle, absolue et est indépendante de la représentation[4]. Le signe implique une fonction « le signifiant est vide, le signe est plein[5] », il est le rapport entretenu entre le signifié, c’est-à-dire la langue, et le signifiant, qui est lui le concept. La ligne qui ondule sur le papier est donc celle qui « donne la clef de tout[6] ». En effet, la ligne rend visible, mais on peut aussi laisser la ligne rêver.

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Yuichi Yokoyama, série de dessins préparatoires

Ses esquisses exposées dans l’espace de la galerie sont autant de recompositions qui ont pour objet principal la création de son manga. Ses recherches graphiques et picturales se consacrent aujourd’hui principalement au champ de la bande dessinée. Ici la ligne est détruite et se superpose aux lignes de coupe, recomposant dès lors une nouvelle imagerie. L’image ne s’oppose pas au réel comme étant un vrai ou un faux, et son dessin à l’encre noire, lui, sacralise alors la représentation sur la surface blanche et profane du papier, laissant imaginer les couleurs potentielles.

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Jochen Gerner, 2017, série Stockholm, peinture acrylique sur carte postale (contemporaine), 10,5 x 14,5 cm (x 36)

En écho à l’encre noire de Yuichi Yokoyama, un paysage d’hiver ouvre l’exposition sur un ensemble de dessins sur Stockholm. Jochen Gerner a déniché une trentaine de cartes postales alors qu’il arpentait la ville, il les a par la suite recouvertes de peinture blanche, grise ou verte. L’acrylique, en aplats bruts ou plus dilués, exprime le bleu scandinave, le vert des toits en zinc et des grandes étendues de nature. Dans son œuvre, Jochen Gerner ne cesse de questionner le statut de l’image, à travers cette série, il cristallise l’architecture qu’il rencontre. L’église se résume au symbole de la croix, à sa puissance évocatrice. Les trois couronnes, blason de la Suède sont simplifiées en trois points.

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Jochen Gerner, 2017, peinture acrylique

Sur la grande peinture principale, le recouvrement de la toile ne semble pas suffire, car celle-ci vit, et tente de faire revenir le dessin originel. Ce processus est issu directement de réaction chimique entre les encres et le papier. Le dessin recouvert réapparaît alors comme un fantôme hantant la toile et le paysage. « Mais soudain, les cartes postales délicatement tracées de Gerner prennent un ton légèrement troublant. Il est évident qu’il manque un détail, sans que l’on arrive à savoir lequel exactement, un peu comme dans la scène du rêve dans Les Fraises sauvages de Bergman. C’est peut-être précisément cela qui, dans les dessins de Gerner, fait étonnamment ressurgir mes propres souvenirs d’enfance[7]… »

Jochen Gerner s’était notamment fait connaitre avec l’album TNT en Amérique (2002) où celui-ci crée des planches toutes noircies de l’œuvre d’Hergé, qui disparaît alors totalement. Il ne reste plus que certains signes et certains mots sur la planche. « L’esprit du lecteur doit pouvoir faire des allers-retours entre l’œuvre sous-jacente d’Hergé et mes indices graphiques[8] ». Ce projet est en continuité avec celui qu’il avait fait sur des cartographies où il recouvrait entièrement la carte à l’acrylique, n’épargnant que des mots ou une suite de mots qui en recréent un nouveau, créant une poétique au travers du langage. La carte ne devient qu’une constellation formée de lettres[9]. Avec TNT en Amérique, son objectif était de faire quelque chose de beau et de lisse en apparence comme une ligne claire. Mais il voulait mettre de la violence, du trouble de manière souterraine « je ne savais pas comment cela aller fonctionner et donc j’ai commencé à travailler sur les mots, sur la matière textuelle, en recouvrant de noir toute la page, l’une des pages de cet album, pour ne laisser à découvert que les mots qui m’intéressaient[10] ». Il part d’une matière textuelle et en fait une illustration mais qui n’est pas de lui, qui devient une accumulation de citations. Chaque support devenant l’occasion de créer tout un dessin textuel différent.

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Jochen Gerner, Kungliga Slottet 1, 2017, série Stockholm peinture acrylique sur carte postale (contemporaine), 9,8 x 14,2 cm, Riddarfjärden, 2017, série Stockholm peinture acrylique sur carte postale (contemporaine), 9,8 x 14,2 cm

Le support de la carte postale devient alors un nouveau support ou le langage est de l’ordre du dessin plutôt que celui de l’écriture ou de l’onomatopée. Une évolution constante dans le travail de l’artiste qui collecte en plus ces cartes postales comme seul souvenir photographique de son voyage. La disparition de toutes les autres informations ne laisse apparaitre que la subjectivité de la vision de l’artiste. Les images figuratives deviennent hiéroglyphiques. Jochen Gerner met en œuvre une véritable critique du langage et de l’image, détournant les codes visuels couramment admis.

Vous avez à présent toutes les clefs en main pour apprécier les dessins de Yuichi Yokoyama et de Jochen Gerner à la galerie du 16 juin au 28 juillet 2018.

 

Amaury Scharf, Le champignon d’art, Article « A l’est » Yuichi Yokoyama et Jochen Gerner – 16 juin – 28 juillet 2018.

 

[1]Communiqué de presse, galerie Anne Barrault, 2018

[2]Cf. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie II, Milles Plateaux, Paris, Minuit, « critique », 1980, p.425

[3]Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996, p.125

[4]Cf. Walter Benjamin, Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice De Gandillac, Rainer Roshlitz et Pierre Rusch, présentation par Reiner Roshlitz, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2000, p.172

[5]Roland Barthes, Mythologie, Paris, Seuil, 1970, p.213

[6]Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, dossier et notes réalisés par Lambert Dousson, Lecture d’image par C. Hubert-Rodier, Paris, Gallimard, FolioPlus Philosophie, 1964 pour le texte, 2006 pour la lecture d’image et le dossier, p.50

[7]Texte de Peter von Poehl, 2018

[8]Jean Samuel Kriegk et Jean-Jacques Launier, Art ludique, Edition Sonatine, Paris, 2011, p.173

[9]Cf. Interview de Jochen Gerner par Xavier Guilbert, entretien réalisé en public dans le cadre du festival BD à Bastia le 31 mars 2012, sur JochenGerner.com, consulté le 12 février 2018

[10]Ibidem

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