Tutundjian / Di Fabio

Tutundjian / Di Fabio

19 Janvier 2019 – 23 Février 2019

 

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Vue de l’exposition, fondation Bullukian

La proposition de la fondation Bullukian semblait somme toute particulière, lorsque pour la première fois je pénétrai la cour intérieure, pendant la fête des Lumières de Lyon. C’est alors avec une grande curiosité que je souhaitais voir leur programmation qui sans surprise fut tout aussi intéressante que celle de novembre. La fondation nous offre un ensemble d’œuvres de Léon Tutundjian qui dialoguent avec celles d’Alberto Di Fabio[1]. Deux époques espacées de près d’un siècle et pourtant c’est toute l’évolution de l’abstraction et de la métaphysique dans l’art qui est mis à jour.

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Léon Tutundjian, LT 008-7, 1927, Encre de chine sur papier, 22 x 17,5 cm

L’œuvre de Léon Tutundjian (1905-1968) est, elle, profondément influencée par les grandes découvertes scientifiques[2]. Celui-ci a été un membre fondateur du mouvement « Art concret » (1930) qui était composé d’artistes comme Carlslund, Tutundjian, Wantz et Shwab, selon qui un élément pictural n’a d’autre signification que lui-même et la pensée n’est réalisée qu’optiquement, c’est-à-dire grâce à des éléments concrets, tels des carrés, des cercles et des couleurs.[3] Ces artistes, dont fait partie Tutundjian, recherchaient un formalisme pur[4]. La forme et la ligne, plus particulièrement pour Léon Tutundjian, sont primordiales dans la représentation.

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Léon Tutundjian, LT 008-10, 1928, Encre de chine sur papier, 20 x 14,5 cm

L’objet de représentation devient tangible par le dessin, palpable par sa transposition dans la matière. Ainsi la ligne graphique rend réel le rêve. Tutundjian n’a pas besoin d’être réaliste, la ligne, pouvant être pure, est simple[5], elle devient une sorte d’allégorie c’est-à-dire « une image-rébus, un hiéroglyphe où un sens verbal ou visuel glisse sous l’autre[6] ». Si la ligne est un signe, alors elle est signifiée. Le dessin est pour Léon Tutundjian, un moyen de se retrouver dans le primordial. Tutundjian tend vers un univers poétique, surréel. Il crée des ambiances psychiques plus ou moins douces, étranges ou agressives « la principale caractéristique de l’art de Tutundjian tout au long de sa carrière se dévoile grâce à cette technique tachiste qui sollicite activement le psychisme du spectateur, tout autant que celui de créateur[7]. »

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Léon Tutundjian, LTG 005, 1925, Gouache sur papier, 17,5 x 20 cm

Dans ses portraits et ses dessins formels, Léon Tutundjian ne nous parle pas du temps, ni présent ni passé, mais d’un monde éthéré qui est en désagrégation et en construction. Les différentes étapes sont simultanément présentées à notre regard[8].

Son œuvre tend vers le chaos tout autant que vers la création. Le dessin, lui, est en soi un signe, il a pour lui la ligne de la géométrie, la ligne de l’écriture, la ligne graphique qui est une signification purement visuelle, tout en pouvant être une signification métaphysique. La ligne du signe est, elle, absolue et est indépendante de la représentation[9]. Le signe implique une fonction « le signifiant est vide, le signe est plein[10] » il est le lien qui s’entretient entre le signifié c’est-à-dire la langue et le signifiant qui est lui le concept. La ligne qui ondule sur le papier est donc celle qui « donne la clef de tout[11] ». En effet, la ligne rend visible, mais on peut aussi laisser la ligne rêver. Certaines images sont alors épistémiques, c’est-à-dire qu’elles apportent des informations visuelles sur le monde[12]. Et l’image qui donne, elle, sur l’univers crée le maximum d’information[13].

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Léon Tutundjian, LT 028, 1927, Encre, sépia et vaporisation sur papier, 23,5 x 15,5 cm

Les sphères très présentes dans ses travaux deviennent l’élément de ses œuvres. Elles évoquent la cellule aussi bien que le monde sidéral ; autant de noyaux de vie, infiniment grands ou infiniment petits. La planète et la cellule pouvant être début ou même fin de toute chose dans ses différentes représentations picturales.

Pour l’artiste, ses œuvres ne sont pas tant des illustrations que des témoignages d’un artiste en voyage. Voyage fantasmagorique de petits mondes qui sont donnés à voir de façon simplifiée[14]. La forme participant à la simplification de la représentation. Ses œuvres sont alors des formes organiques finies, mais également en devenir[15]. Cette pensée s’inscrit dans un second mouvement de sa carrière : Abstraction-Création (1931), dont il a activement participé aux développements. Elle est une synthèse entre abstraction et surréalisme, raison et émotion, formes construites et formes organiques, donnant matière à des visions biomorphiques fascinantes[16]. Fort de cette expérience, Abstraction-Création tente, en 1931, une réunification sur une base plus large sans aller jusqu’au compromis stratégique, qui englobait le cubisme, le futurisme, le néoplasticisme, le purisme et le constructivisme. À ses yeux, le réalisme prend l’ombre de la caverne de Platon pour la réalité, tandis que le surréalisme n’exprime que l’inconscient individuel[17]. Son travail est ciblé sur l’abstraction géométrique et l’abstraction organique, l’art concret, le surréalisme et à la fin de sa vie à l’abstraction microcosmique[18].

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Léon Tutundjian, LTG 017, 1926, Gouache, encre et lavis sur papier, 25,5 x 29 cm

« L’illustration, dans son acception encyclopédique, se met au service du réel, d’une conception commune et partagée du fait et de l’événement, elle est alors un dessin qui permet de visualiser, mais aussi d’appuyer une démonstration et dont le caractère explicatif trahit parfois une obstination à vouloir se figurer l’invisible[19] », l’illustration est alors une pure matérialisation d’une réalité transformée en rêve « la peinture en devenant poétique tant à se réduire à une sorte d’écriture symbolique[20] ».

Comme celle de Léon Tutundjian, la peinture d’Alberto Di Fabio relève de l’art abstrait et de l’art gestuel tout en étant pleine de références concrètes et scientifiques, inspirées autant de l’astronomie que de la biologie, de la macro que du micro, des mondes merveilleux où neurones et photons sont autant de planètes et de galaxies.[21]

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Alberto Di Fabio, Doppia Realtà, 2013, Acrylique sur toile, 60 x  60 cm

Les peintures et les œuvres sur papier d’Alberto Di Fabio fusionnent les mondes de l’art et de la science, elles décrivent des formes naturelles et des structures biologiques[22] avec des couleurs vives et des détails imaginatifs rappelant des cellules bioluminescentes ou encore des spectres de lumière spatiale. Ceci fait lien au travail de Léon Tutundjian.

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Alberto Di Fabio, Cosma Rosa, 2011, Acrylique sur toile, 150 x 150 cm

Les peintures les plus récentes de Di Fabio portent sur la génétique et l’ADN, les récepteurs synaptiques du cerveau, propulsant ainsi son travail dans le domaine de la recherche pharmaceutique et médicale[23]. Toutefois ces formes sont aussi la vie avec l’œuvre Neuroni entre alvéoles pulmonaires et Yggdrasil arbre monde, la frontière est mince entre science et mythologie.

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Alberto Di Fabio, Neuroni, 2011, Acrylique sur toile, 150 x 150 cm

Les œuvres présentes à la fondation peuvent être vues comme autant de carnets de recherche scientifique pour chacun des deux artistes, entre science et art, entre surréalisme et abstraction. La forme sphérique alvéolaire et la ligne étant tout et rien, petite et immense, formelle et abstraite en même temps. Les espaces de la fondation rendent parfaitement compte de cette antonymie entre les œuvres des artistes et de ces deux artistes entre eux.

Vous avez à présent toutes les clefs pour pénétrer l’immensément grand et l’immensément petit du cosmos de Tutundjian et du biologique de Di Fabio, du 19 janvier 2019 au 23 février 2019.

Amaury Scharf, Le champignon d’art, Article « Tutundjian / Di Fabio » – 19 janvier 2019 – 23 février 2019.

[1]http://www.bullukian.com/bullukian_fr/retrospective_dernieres_expositions.php?an=2019&mn=2&ssmn=3 consultation 30/01/19

[2]http://galerieleminotaure.net/fr/artist/tutundjian-leon/ consultation 30/01/19

[3]G. Fabre, Abstraction Création 1931-1936, catalogue d’exposition, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1978 p.10

[4]Edition le Minotaure, art abstrait, géométrique, des origines aux réalités nouvelles, autour de la collection Kouro, « 12 octobre 2017 »

[5]Cf. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Capitalisme et schizophrénie II, Milles Plateaux, Paris, Minuit, « critique », 1980, p.425

[6]Christine Buci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art, Paris, Galilée, 1996, p.125

[7]Gladys Fabre, Tutundjan, Editions du Regard, Paris, 1994, cités dans Marie Deniau, Léon Tutudjian, Poétique du vivant et du cosmos, Fondation Léon Tutudjian, 2017, p7

[8]Marie Deniau, Léon Tutudjian, Poétique du vivant et du cosmos, Fondation Léon Tutudjian, 2017, p7

[9]Cf. Walter Benjamin, Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice De Gandillac, Rainer Roshlitz et Pierre Rusch, présentation par Reiner Roshlitz, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 2000, p.172

[10]Roland Barthes, Mythologie, Paris, Seuil, 1970, p.213

[11]Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, dossier et notes réalisés par Lambert Dousson, Lecture d’image par Christian Hubert- Rodier, Paris, Edition Gallimard, Collection FolioPlus Philosophie, 1964 pour le texte, 2006 pour la lecture d’image et le dossier, p.50

[12]Cf. Jacques Aumont, L’image, Paris, Armand Colin, 2008, p.57

[13]Ibidem p.159

[14]Marie Deniau, Léon Tutundjian, Poétique du vivant et du cosmos, Fondation Léon Tutundjian, 2017, p.9

[15]Ibidem, p.20

[16]http://www.bullukian.com/bullukian_fr/retrospective_dernieres_expositions.php?an=2019&mn=2&ssmn=3 consultation 30/01/19

[17] Art concret, Abstraction-Création, texte de Gladys Fabre, extrait de la monographie Tutundjian, Editions du Regard, Paris, 1994

[18] http://galerieleminotaure.net/fr/artist/tutundjian-leon/ consultation 30/01/19

[19]« Le miroir et l’encyclopédie, variation Borgesienne à partir de la collection du FRAC Ile de France », catalogue d’exposition UFR 4- Arts Plastiques et science de l’Art, Université Paris 1- Panthéon Sorbonne, Galerie Michel Journiac, 2015, p.8

[20]Philostrate, La galerie de tableau, traduit par Auguste Bougot, préface de Pierre Hadot, Paris, Les belles lettres, 1991, p.18

[21] http://www.bullukian.com/bullukian_fr/retrospective_dernieres_expositions.php?an=2019&mn=2&ssmn=3 consultation 30/01/19

[22] https://gagosian.com/artists/alberto-di-fabio/ consultation 30/01/19

[23]Ibidem

 

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